Quand poulpes et poissons coopèrent pour se nourrir​

poulpe de récif généré par l'inteligence artificielle

Les secrets des groupes de chasse multispécifiques : quand poulpes et poissons coopèrent pour se nourrir

Dans les récifs coralliens, des scènes de chasse inhabituelles ont été observées. Un poulpe et plusieurs espèces de poissons collaborent pour capturer leurs proies, dans une organisation complexe où chaque espèce semble avoir un rôle bien défini. Ces observations ont donné lieu à une étude publiée dans Nature Ecology & Evolution pour comprendre les subtilités des dynamiques sociales qui se jouent au sein de ces groupes de chasse multispécifiques. On décrypte l’étude ensemble.

Les comportements collectifs, tels que ceux observés chez certains oiseaux ou poissons, sont souvent étudiés dans des groupes d’une seule espèce. Toutefois, dans les groupes où plusieurs espèces sont impliquées, les interactions deviennent bien plus complexes. C’est le cas des poulpes et de certaines espèces de poissons qui, au lieu de chasser seuls, unissent leurs forces. Une équipe de chercheurs a voulu comprendre comment ces animaux si différents parviennent à coopérer et quel impact cela peut avoir sur leurs sessions de chasse.

Conditions de l’étude :

Un total de 13 scènes de chasse multispécifiques a été capturé, avec un suivi détaillé de :

  • 13 poulpes des récifs (Octopus cyanea)
  • 22 mérous à pointes noires (Epinephelus fasciatus)
  • 12 poissons-chèvres à long barbillons (Parupeneus macronemus)
  • 20 poissons-chèvres bleus (Parupeneus cyclostomus, phase bleue)
  • 4 poissons-chèvres jaunes (Parupeneus cyclostomus, phase jaune)
  • et 10 mérous lyretail (Variola louti).

Les chercheurs ont effectué un total d’environ 120 heures de plongée, avec 60 heures par plongeur, réparties sur environ un mois, d’octobre à novembre 2018.
Zone des observations : récifs coralliens près de Eilat, Israël (29.5577° N, 34.9519° E), et également en Égypte (El Quseir, 26.1014° N, 34.2803° E).
Les plongeurs suivaient les groupes de chasse en maintenant une distance de plus de 5 mètres pour minimiser toute perturbation des interactions naturelles.
Les chercheurs ont utilisé un système de caméras stéréoscopiques, composé de deux caméras Sony Alpha 7SII.
Les trajectoires ont ensuite été intégrées dans des modèles de reconstruction 3D, permettant d’analyser précisément les mouvements des membres du groupe et leur interaction avec l’environnement.

RECHERCHE ÉTUDE POULPE

Fig. 1: Multispecific hunting assemblages and overview of the core methodology.

Un leadership partagé et des rôles bien définis

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces groupes de chasse ne sont pas dirigés par un seul leader. Le leadership est partagé entre les espèces, et chaque membre joue un rôle crucial. Les poissons-chèvres (notamment Parupeneus macronemus et Parupeneus cyclostomus) sont de véritables explorateurs. Ils initient le mouvement du groupe en menant l’exploration de l’environnement et en identifiant les zones où se trouvent les proies. Le poulpe (Octopus cyanea), quant à lui, prend les décisions sur quand et si le groupe se déplace. Il a la capacité de stopper les mouvements du groupe quand il le juge nécessaire, notamment pour éviter des déplacements inutiles. Ainsi, chaque espèce influence le comportement collectif à sa manière, formant une “hiérarchie d’influence”.
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Fig. 2: Multidimensionality of leadership.

le pull-and-anchor

Pour mieux comprendre ces interactions, les chercheurs ont analysé un mécanisme qu’ils appellent le pull-and-anchor (tirer et ancrer). Lorsqu’un poisson-chèvre initie un mouvement, les autres membres du groupe le suivent : c’est le « tirer ». Mais le poulpe, en « ancrant » le groupe, inhibe les déplacements quand il l’estime nécessaire. Ces dynamiques influencent la manière dont le groupe se déplace dans son environnement, maximisant ainsi ses chances de capture.

chaque espèce compte

L’étude montre que la composition du groupe a un impact majeur sur le succès de la chasse. Sans les poissons-chèvres, le groupe devient plus compact et explore moins. Le poulpe doit alors redoubler d’efforts pour guider les autres membres vers des proies, avec moins de succès. À l’inverse, la présence d’espèces comme le mérou, prédateur embusqué, tend à ralentir les mouvements du groupe, car cet animal limite les déplacements pour ne pas effrayer les proies potentielles.

La punition du Poulpe

Ce qui surprend peut-être le plus, c’est le comportement du poulpe. Les chercheurs ont observé que celui-ci pouvait “frapper” physiquement certains poissons pour les éloigner. Ce geste, surnommé punching (coup de poing), est une forme de contrôle social. En frappant certains membres du groupe, le poulpe ajuste les positions de chacun pour optimiser la chasse. Un comportement rare, mais crucial pour réguler la dynamique du groupe.

Des interactions qui bénéficient à tous

Pourquoi ces espèces si différentes et solitaires pour certaines coopèrent-elles ? L’étude montre que cette collaboration est avantageuse pour tous. Par exemple, le poulpe, sans les poissons-chèvres, doit explorer les cachettes de manière plus aléatoire, réduisant ainsi ses chances de trouver des proies. En revanche, avec les poissons-chèvres, ses captures sont plus efficaces. Il semble donc que le poulpe se serve de ces poissons comme de véritables « capteurs sensoriels », optimisant ainsi ses efforts.

Un exemple fascinant de coopération interespèces


Cette étude pionnière éclaire d’un jour nouveau les interactions interespèces et démontre que même des animaux très différents peuvent coordonner leurs actions pour maximiser leur succès collectif. Elle remet en question nos idées sur le leadership chez les animaux et montre qu’il s’agit souvent d’un phénomène partagé et complexe. Ces découvertes soulignent l’importance de la composition des groupes dans la réussite de ces stratégies de chasse, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives sur la coopération animale dans les écosystèmes marins.

Sources :
Sampaio, E. et al. Multidimensional social influence drives leadership and composition-dependent success in octopus–fish hunting groups. Nature Ecology & Evolution, 2024.